L’océan, un panorama en montagne, une étendue désertique… Qui n’a jamais été touché par de tels paysages ? Nombre d’espaces naturels nous émeuvent. Face à un paysage urbain, notre perception est plus aléatoire. Certains espaces artificiels procurent une sensation de mal être, une angoisse… Des milieux urbains normés, policés, aseptisés nous laissent parfois indifférents. On peut alors se demander quelle place est accordée au champ du sensible, des émotions dans notre environnement construit.

Deux chercheuses, Emeline Bailly et Dorothée Marchand, ont fait de « la ville sensible » leur sujet de prédilection. Lors d’un petit-déjeuner organisé par l’ACAD[1], elles ont présenté leurs travaux[2], l’occasion de réfléchir à la prise en compte de la dimension sensible dans notre métier d’urbaniste.

L’essence de la ville sensible

Certes la ville est faite de formes, de matières et de fonctions. Ces composantes esthétiques et pratiques lui confèrent ou non une qualité urbaine, matérielle. Mais elle ne peut se résumer à un simple environnement physique. Elle est plus complexe.

La ville sensible est subjective et multiple, à l’interface entre les espaces et les individus, quand le citadin rentre en résonance avec son environnement. Notre difficulté à l’appréhender vient de là. Elle dépend de l’expérience sensorielle des individus, de leurs perceptions, de leurs représentations et de leurs usages.

Pour être impliqué dans la ville sensible en tant qu’urbaniste, il ne suffit donc pas de concevoir des espaces ou des objets concrets. Il faut aussi s’intéresser à l’immatériel qui compose l’expressivité des lieux et touche l’humain.

Des expérimentations qui ouvrent la voie ?

Initiatives citoyennes, explorations artistiques, actions de collectifs, co-constructions, interventions éphémères… partout, des approches pour s’approprier la ville autrement fleurissent. Elles ont en commun de questionner l’espace urbain existant. Elles révèlent un lieu, le personnalisent, le différencient, le caractérisent. Elles sollicitent notre imaginaire et notre sensibilité, et ce faisant, modifient notre regard. Le collectif Fil est par exemple intervenu rue Paul Nizan à Nantes, en initiant le projet évolutif de la « Nizanerie » co-construit avec les habitants et générateur d’un nouvel espace public conçu comme un lieu de vie, d’échanges et de rencontres[3].

Bien souvent, ces interventions impliquent un investissement du citoyen, qui dans la conception ou la réalisation, devient acteur. Au fil du processus, habitants et usagers reprennent possession de la ville qu’ils fabriquent à leur image et marquent de leurs intentions. Ces expérimentations engendrent ainsi de nouveaux comportements et usages. Elles deviennent facteur d’attractivité.

Très souvent, le mouvement vient d’en bas : l’action est spontanée. Les habitants s’expriment face à des volontés urbaines qui viennent généralement d’en haut. Peut-être devrions-nous écouter ce bruissement. Il est certainement le signe qu’une autre façon de composer la ville est possible.

 Se tourner vers des méthodes alternatives ?

Nous le devinons, l’intervention de l’urbaniste ne peut se contenter d’être technique. Elle doit aussi impliquer la sensibilité des individus pour focaliser notre attention sur l’espace habité et pratiqué. L’idée n’est pas vraiment nouvelle : avec par exemple, les parcours commentés, les cartes mentales ou les entretiens semi-directifs, des méthodes de recueil et d’analyse ont été mises en place.

Les urbanistes concepteurs s’en sont peut-être moins saisis que les sociologues, les anthropologues, les écrivains ou les chercheurs. Il faut aussi reconnaitre les difficultés que rencontrent les urbanistes dans la mise en pratique de ces démarches au quotidien. Nous pouvons voir dans la concertation une tentative de collecte de la parole habitante. Certains vont plus loin à l’image du groupe Ecosistema urbano avec sa démarche participative mêlant ateliers sur le terrain et usage d’une plateforme internet. [4]

Mais l’urbaniste est confronté à des contraintes de temps, de couts, de demande. Travailler avec les citoyens implique un long processus et nécessite de trouver le bon échantillonnage : alors que chaque individu est unique, influencé par son bagage culturel et émotionnel, quelques personnes doivent traduire l’ensemble des sensibilités de la population. Dans le cas de nouveaux quartiers, l’absence des futurs habitants rend la complexité plus forte encore.

Reste enfin le passage délicat de l’analyse à la réalisation. Plus facilement impliqué dans les phases de diagnostic, quand le citoyen se retire de la conception, le professionnel doit interpréter ses attentes. Doué de sa propre subjectivité, « l’expert » concrétise alors la ville sensible à sa manière, et en fonction des contraintes qui s’imposent à lui. Qui plus est, l’urbaniste est rarement le seul décideur, le commanditaire ayant le dernier mot quant à la direction à suivre.

Vers un changement plus global ?

Si penser la ville sensible nous semble passionnant, sa réalisation n’apparait pas si simple. Des expériences alternatives fonctionnent à petite échelle, et se font souvent aussi en marge des processus habituels de production de la ville. Mais comment ne pas perdre en sensibilité et en intensité lorsque l’on s’intéresse aux macro-projets ou à la planification ?

Lucille Leday

[1] Association des Consultants en Aménagement et en Développement des territoires : http://www.acad.asso.fr/
[2] Télécharger leur présentation : http://www.acad.asso.fr/petit-dejeuner-ville-sensible-coeur-de-qualite-urbaine/
[3] Plus d’informations, le site internet du collectif : http://collectif-fil.fr/la-nizanerie/
[4] Cf l’article p 10 « Des outils participatifs pour penser un écosystème urbain » paru dans numéro 52 de la revue « Ecologik » (décembre-janvier-février 2016-2017)