Nouvelles temporalités pour une mobilité post-covid
Effet direct de la crise sanitaire, les villes du monde entier ont connu une chute spectaculaire du nombre de déplacements en 2020. Les mesures de confinement, obligeant les citadins à rester chez eux, ont transformé nos rues et avenues, habituellement encombrées de véhicules, en espaces vides et étonnamment silencieux. Cette évaporation du trafic automobile a contribué à réduire les émissions de polluants locaux, affectant la santé publique, ainsi que de CO2, à l’origine du changement climatique.
Depuis plusieurs décennies, les métropoles européennes s’efforcent de mettre en œuvre des stratégies de mobilité visant à réduire la circulation automobile et à encourager des pratiques plus respectueuses de l’environnement. Le bilan de ces stratégies reste, dans la plupart des cas, très mitigé. Leurs effets en termes d’évolution des comportements sont très modestes.
A l’heure du déconfinement, les villes ont mis en place des mesures ambitieuses et rapides, dans le but de répondre aux besoins de déplacements, tout en garantissant le respect de la distanciation physique. Ces mesures signifient souvent une réaffectation de l’espace urbain au profit des modes de déplacements les plus efficaces en termes de consommation de cet espace. Menées dans l’urgence de la crise sanitaire, elles ont introduit une nouvelle relation aux temps de l’aménagement et aux temporalités de la ville, en tant qu’alliés de la mise en œuvre d’un territoire plus durable et humain. Eprouvées ou innovantes, ces mesures pourraient nourrir les stratégies des métropoles qui cherchent depuis longtemps à lutter contre la prédominance de la voiture.
Une baisse sans précédent de la pollution dans nos villes
Dans un contexte d’urgence climatique et de crise de qualité de l’air, l’impact positif de la pandémie sur l’environnement mérite d’être souligné. Selon l’ONU, les émissions de CO2 provenant de la combustion de carburants fossiles à l’échelle mondiale ont connu une baisse annuelle record de 5,5% en 2020. En Chine, premier pays touché, elles ont diminué d’environ 25% sur le seul mois de février 2020. A Delhi, souvent citée comme la ville la plus polluée au monde, les émissions de particules fines ont diminué d’environ 75% en avril 2020, pendant que la circulation routière diminuait de 59%. Les métropoles européennes ont suivi les mêmes tendances en termes d’amélioration de la qualité de l’air. Les niveaux de dioxyde d’azote ont diminué de 40% à Milan, 70% à Paris et 73% à Londres, en répercussion d’une diminution du trafic d’environ 50%.
L’humanité tout entière a ainsi vécu l’expérience d’un monde sans voitures. En ce sens, cette épidémie a certainement été efficace pour sensibiliser les autorités publiques, les acteurs locaux et les citoyens à l’impact majeur de la circulation automobile sur l’environnement et la santé publique. Preuve particulièrement significative de l’impact de la pollution sur la santé publique, cette amélioration de la qualité de l’air aurait permis d’éviter environ 11 000 décès prématurés à l’échelle européenne ! Et si cet épisode représentait une opportunité pour accélérer le mouvement vers des villes plus durables ?
Redonner une place prépondérante aux vélos et aux piétons
Au printemps 2020, dans le cadre du déconfinement, l’affectation de l’espace urbain a été réinterrogée, afin d’encourager la pratique des modes actifs, de soulager les transports collectifs et d’éviter un retour à l’utilisation massive de la voiture. Fortement touchée par l’épidémie, Milan a mis en place le plan « Rues Ouvertes », pour transformer l’espace urbain : aménagement de pistes cyclables sur les principaux axes routiers, élargissement de trottoirs, réduction des vitesses…
La Région Ile-de-France a décidé d’accélérer le déploiement du réseau RER Vélo, composé d’itinéraires cyclables express pour les déplacements de longue distance. Les liaisons le long des principaux axes de transports collectifs ont fait l’objet d’aménagements rapides et provisoires. En parallèle, la Ville de Paris a créé des pistes temporaires et réservé plusieurs rues aux modes actifs, dont la rue de Rivoli, exemple le plus emblématique, permettant de parcourir la capitale à vélo ou à pied.
De nombreuses agglomérations partout en France ont, elles aussi, établi des plans d’urgence en faveur du vélo et aménagé des pistes cyclables transitoires desservant les principales destinations.
Ailleurs dans le monde, les villes ont également développé des mesures en faveur des modes actifs : réseau de pistes cyclables temporaires à Berlin, zone de rencontre dans le centre-ville de Bruxelles, fermeture de rues résidentielles à Oakland (Californie), extension de la « ciclovia » de Bogota (rues réservées aux modes actifs les dimanches) à l’ensemble de la semaine.
Pérenniser les aménagements temporaires
De telles mesures et une telle rapidité, de surcroît à l’échelle planétaire, auraient était impensables avant la crise. Il faut néanmoins reconnaître qu’elles ne marquent pas une véritable rupture par rapport aux stratégies précédentes. En effet, depuis maintenant plusieurs décennies, un grand nombre de collectivités cherchent à promouvoir la mobilité active et à renforcer la qualité de vie, mais les mesures associées ont souvent rencontré des contraintes techniques, des désaccords politiques ou des oppositions citoyennes, notamment lorsqu’elles impliquaient une réduction de l’espace dédié à la voiture. Le roman sans fin de la piétonisation des voies sur berges à Paris en est la parfaite illustration.
La crise du covid-19 n’a fait qu’accélérer la mise en œuvre de projets qui étaient déjà « dans les cartons » des collectivités ou des associations. La rapidité de réalisation des aménagements montre d’ailleurs que les collectivités disposaient déjà d’une très bonne connaissance de la demande des usagers. Il s’agit donc plus d’un déclencheur de l’action publique que d’un changement de paradigme.
Pour pérenniser les aménagements réalisés pendant le confinement, il sera indispensable d’en mesurer les effets, aussi bien en termes de trafic automobile, que de nombre de cyclistes ou de piétons. Ces évaluations pourraient apporter des arguments puissants aux métropoles qui souhaitent poursuivre la mise en place d’aménagements pour les modes actifs.
Porter un regard plus ouvert, flexible et évolutif sur l’espace public
A contre-courant de la tradition d’aménagement française, qui conçoit les projets de transformation de l’espace public comme des mesures structurantes, lourdes et façonnant l’usage dans la durée, la crise du covid-19 a obligé les collectivités à agir dans l’urgence.
Des aménagements temporaires ont vu le jour, tandis que des rues ont été fermées aux véhicules, le tout en quelques heures seulement. Connue sous le nom d’« urbanisme tactique » et appliquée dans les métropoles d’Amérique du Nord depuis plusieurs années, cette approche repose sur des aménagements légers, rapides et peu coûteux. Elle mobilise des ressources déjà disponibles, rendant d’autant plus simple et efficace sa mise en œuvre. Elle permet de réaliser, tester, observer, puis pérenniser ou modifier le projet en fonction des comportements observés. Les mesures s’ajustent ainsi au plus près aux besoins des usagers.
L’urbanisme tactique constitue aussi un outil de pédagogie au service de la transformation de la ville. Il apporte des arguments concrets et vérifiables en faveur des projets qui améliorent la situation des modes actifs, que ce soit en termes de flux de déplacements ou de réappropriation de l’espace public.
Contraignant les autorités à penser différemment l’espace public, cette crise pourrait être à l’origine d’une gestion plus souple, dynamique et évolutive de l’espace public, en fonction de l’heure de la journée, du jour de la semaine, d’un évènement ponctuel… Dans un contexte d’incertitude quant à l’évolution des services et des pratiques de mobilité, aux impacts du changement climatique et à l’apparition éventuelle de nouvelles épidémies, cet urbanisme temporaire contribuerait à optimiser les usages de l’espace public et les investissements des collectivités.
Des choix qui détermineront l’avenir de la mobilité urbaine
En 2021, alors que les métropoles commencent enfin à sortir de l’épidémie, elles sont confrontées à un moment décisif pour la mobilité urbaine. En grande partie, les décisions prises aujourd’hui définiront à quel point nos villes seront résilientes, attractives et favorables à la santé. Les territoires qui saisissent ce moment pour promouvoir les modes actifs, les transports collectifs et les technologies propres pourront non seulement se remettre, mais surtout prospérer suite à cette crise. En revanche, sans action décisive des autorités, la baisse récente de la pollution restera une courte parenthèse, bientôt remplacée par un retour à la « normale », c’est-à-dire une croissance de la circulation automobile. Ce risque est d’autant plus préoccupant que des preuves de plus en plus nombreuses indiquent que la pollution nous rend probablement plus vulnérables aux effets du coronavirus.
Ainsi, l’épidémie du covid-19 constitue une opportunité inédite et inespérée pour accélérer la transition vers une mobilité plus durable. La bonne nouvelle est que le modèle de mobilité n’est pas à réinventer. Les stratégies qui contribuent à rendre nos villes plus durables et conviviales sont largement connues et ont fait l’objet de nombreuses études.
La grande contribution de cette crise aux réflexions sur l’avenir de la mobilité consiste à réaffirmer l’importance de la dimension temporelle au sein des politiques de mobilité, que ce soit sous forme d’aménagements provisoires, de création d’espaces évolutifs, de promotion du télétravail ou encore de gestion des temporalités urbaines. En évitant d’imposer systématiquement les choix d’aménagement actuels, cette approche préserve aussi les décisions des territoires de demain, leur permettant de s’adapter aux évolutions futures, qui restent, il faut bien l’avouer, largement incertaines.
Avant l’apparition du covid-19, l’humanité était déjà confrontée à deux crises majeures en lien avec la mobilité, à savoir la pollution de l’air et le changement climatique, avec des conséquences dévastatrices sur la santé humaine et les écosystèmes naturels. La pandémie ajoute une épreuve, mais, par le biais d’une diminution inédite de la circulation automobile, elle met aussi en évidence les leviers pour répondre à ces défis. Les métropoles, principaux contributeurs au changement climatique, détiennent une capacité considérable pour réduire les émissions de CO2. La crise du covid-19 représente peut-être l’une des dernières chances pour répondre à la crise climatique, et ce sera à nous, acteurs de l’urbanisme, de nous en saisir !
Pablo Carreras